Un vin originaire de Syrie

Il y a 3 années 633

Sur les rives de l’Oronte, fleuve paisible qui va se jeter dans la Méditerranée, les vignes s’étendent sur 12 hectares, accrochées aux flancs calcaires d’un mont du nord-ouest du pays, dans un paysage quasi biblique. Il y a quelques années, leurs pieds ont tremblé lorsque des bombes sont tombées à 1 kilomètre du domaine. Déjà célébré par le géographe grec Strabo, en l’an quarante avant Jésus-Christ, le vin de Syrie a disparu pendant près de treize siècles de la carte du goût, au point que les Syriens ont fini par lui préférer un breuvage anisé, appelé arak.

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Ce sont les frères Saadé, originaires de Syrie, baptisés grecs orthodoxes, mais installés à Beyrouth (Liban), qui ont choisi de ressusciter les racines viticoles du pays. En 2003, les deux frères trentenaires ont planté leur vigne dans cette terre fertile au climat tempéré par la proximité de la mer. Dès 2006, le millésime s’est avéré prometteur. Aujourd’hui, 45 000 bouteilles sortent chaque année des fûts de Bargylus et sont aussitôt acheminées par voie maritime vers 24 pays consommateurs, en Europe et en Asie. Comme à l’époque des Anciens où les outres de vin quittaient le port d’Ougarit pour rejoindre l’Égypte des pharaons.

La tradition du vin retrouvée se perpétue malgré le fait que, depuis des années, Karim et Sandro Saadé n’ont pas mis les pieds en Syrie. La guerre les en a dissuadés. Pour faire leur vin et l’améliorer, ils s’appuient sur des hommes de confiance locaux, qui acheminent au fil de l’année les grappes de raisins vers Beyrouth en taxi. C’est donc à 350 kilomètres du vignoble que sont décidées les dates des vendanges et les étapes cruciales du processus de vinification. La saga familiale des Saadé a commencé dans la ville syrienne de Lattaquié, il y a deux siècles.

"Notre famille faisait du coton, du tabac, des olives, explique Karim avec une amabilité toute levantine. Mon arrière-arrière-grand-père a réformé la culture de l’olivier sur la côte syrienne, changeant durablement l’industrie de l’olive. Mon grand-père Rodolphe Saadé était marchand de tabac. Il allait à Southampton à bord du Normandy." Le père, Johnny Saadé, a lui, été le copropriétaire de CMA CGM, l’un des premiers affréteurs maritimes du monde, avant d’investir une partie de sa fortune dans la région, laissant son frère Jacques, puis son neveu Rodolphe aux commandes à Marseille.

Un pari risqué qui leur donne sans doute le vertige, tant la guerre, les incendies, la crise économique teintent d’incertitude tout projet dans la région. Début août, comme une nouvelle plaie, l’explosion dans le port de Beyrouth a soufflé toutes les vitres des quatre étages des bureaux des Saadé, à Gemmayzé, causant dommages et blessures. En dépit du drame, les vendanges en Syrie se sont déroulées, grâce à une trentaine de villageois musulmans voisins, fidélisés et actifs dans le projet, sous la supervision d’un directeur technique. La trajectoire chaotique du blanc de Bargylus, vinifié à partir de sauvignon et de chardonnay, empreint de résilience, lui confère un caractère unique qui pourrait ressembler à une graine d’espérance pour la Syrie. " On est dans l’incertitude totale mais on continue, souffle Karim Saadé avec un sourire un brin crispé. Je considère qu’il ne faut investir son argent que dans les projets qu’on peut protéger phy­siquement." Pas en Argentine ni dans la Napa ­Valley, donc, mais dans la Syrie voisine où l’on parle le même langage.

Fouillant les calcaires gris et l’argile ocre du Liban voisin, les deux frères Saadé ont poursuivi leur aventure viticole, plantant aussi des vignes qui ont donné de premières bouteilles en 2007. Cette fois, ils ont jeté leur dévolu sur un territoire situé dans la plaine de la Bekaa, proche du Château Kefraya qui avait fait ses preuves. Ils l’ont baptisé Marsyas, du nom d’un satyre qui osa défier Apollon dans un combat de flûte, dont il sortit vaincu et qui lui valut, selon la mythologie grecque, un supplice terrible. "On a bataillé pendant quatre ans pour obtenir ce terrain qui était vide et plein de rochers, raconte Sandro Saadé. Nous sommes tombés sous le charme du chêne emblématique et du grand amandier." La première cuvée de rosé de Marsyas a été dégustée en 2018, 100 % mourvèdre. Sur le sol argilo-calcaire très caillouteux, la densité de la vigne est élevée. "Nous récoltons seulement 1 kg de raisin par pied de vigne. Un faible rendement qui nous oblige à rechercher la qualité", note Karim.

Les pieds s’enfoncent loin dans le sol afin de remonter chargés de sels minéraux. "La vigne doit descendre profondément pour gérer elle-même le stress climatique. Le climat de la Bekaa préfigure celui de l’Occident : étés caniculaires, la saison sèche qui commence en avril court parfois jusqu’en novembre. " À 998 mètres d’altitude, la température est variable, donnant à ce nectar un goût de vanille, porté par celui du fruit, ni trop acide, ni trop alcoolisé, plein de nuances. Les 60 hectares de Marsyas produisent 120 000 bouteilles chaque année, sans pesticide ni herbicide, et bientôt 180 000. " Stéphane Derenoncourt est venu goûter les raisins de chaque parcelle de Marsyas, le syrah, le cabernet, le mourvèdre, pour faire des assemblages. On a choisi des cépages non autochtones, qui venaient de France."

Les bouteilles, les bouchons, les cuves et les fûts viennent également de l’Hexagone. Plus que jamais enracinés au Liban, les frères Saadé militent pour créer la première AOC du pays. " Nous serions une poignée de domaines misant sur la qualité, explique Karim. C’est une démarche privée car l’État libanais ne nous aidera pas.  "L’incertitude politique contamine décidément tous les champs de la société et de l’économie, incitant les habitants à une débrouillardise inventive qui se traduit par un chaos, qui bute parfois sur l’irréductible inertie administrative. Les vendangeurs du vin libanais sont des réfugiés syriens, la boucle est bouclée. Chaque année, à la fin de l’été brûlant, ils offrent un spec­tacle bariolé dans les allées de vignes parallèles au mont Liban. Venus d’Idlib et de Homs, villes mar­tyres de la Syrie voisine, ils attrapent les grappes avec une agilité et une bonne humeur déconcer­tantes. Un brasier est allumé au bout de l’allée, pour réchauffer les familles et les plus frileux du groupe. La collecte se passe dès le lever du jour. Jusqu’à ce que le soleil monte au zénith, une trentaine de ­vendangeurs s’activent, opérant leur geste immuable. Le soleil illumine les coteaux. Au loin, on ­aperçoit le mont Liban. Karim et Sandro observent le groupe ­évoluer de parcelle en parcelle : leur ballet semble éternel. "Pour contrebalancer la rapidité de notre époque, et sa folie parfois, conclut Karim d’un ton déterminé, je regarde un vignoble. Il doit ­traverser les siècles."

Chateaumarsyas.com
Bargylus.com

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